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Grand entretien avec RAY LEMA : Maître discret de l’harmonie et des rythmes

Dernière mise à jour : 10 nov. 2023


Ray Lema - grand entretien
Ray Lema - grand entretien

Aux antipodes des célébrités dont les médias nous assaillent, il y a les musiciens, les instrumentistes, les compositeurs, les créateurs de son. Des génies au grand cœur, à l’oreille affinée et à la créativité sans limites qui vivent dans l’ombre, si loin du strass et des paillettes. Ray Lema est l’un de ces plus illustres créateurs sur la scène musicale mondiale depuis un demi-siècle. Il est, avec Manu Dibango, le créateur d’origine africaine le plus fécond de ces dernières décennies, l’explorateur le plus doué et le plus ouvert à toutes les sonorités du monde.


Au lendemain de la célébration de ses 77 printemps, NOIR CONCEPT s’est invité dans sa maison-studio en banlieue parisienne pour une riche rencontre avec cet homme de foi et de cœur.


PART 1 : Du petit séminaire à la Direction du Ballet National

Né en 1946, dans une famille de la classe moyenne congolaise, à Lufu-Toto, entre Matadi et Kinshasa, et éduqué dans la tradition occidentale, Raymond Lema A’nsi Nzinga souhaite entrer au Petit Séminaire pour devenir prêtre. C’est là qu’il aura un premier contact avec l’orgue de l’église. Les pères impressionnés par son talent et son agilité pour un novice lui disent qu’il deviendra musicien. Ray Lema ne sera donc pas prêtre mais il deviendra un musicien hors pairs qui sillonnera le monde entier.


DU PETIT SEMINAIRE…

« A 12 ans, j’ai demandé la permission à ma famille de m’inscrire au petit séminaire. Ensuite, j’ai eu quelques désaccords avec la pratique de la foi catholique. Je suis toujours aussi croyant. Je me sens toujours profondément au service de cette chose qui m’a attiré vers le petit séminaire… Mais je trouve un peu mesquin ce Dieu qui passe son temps à surveiller ses petites créatures en train d’essayer de les attraper pour les punir. C’est une idée de la divinité que trouve un peu enfantine. C’est faire injure à la grandeur de Dieu que de le réduire à nos bassesses humaines. Je suis tellement croyant sans vraiment savoir pourquoi. Je reste fasciné par cet Être que j’imagine, en tant que musicien, comme un Grand Compositeur. Quand on voyage et que l’on regarde la nature, il y a une puissance créative inouïe.»


…A LA DIRECTION DU BALLET NATIONAL DU CONGO

« Quand je suis sorti du petit séminaire, j’étais déjà musicien mais je n’avais plus

d’instrument parce qu’on m’avait mis à l’orgue et au piano. Ma sœur qui faisait ses études à Bruxelles m’a ramené une guitare. J’ai continué mon cursus scolaire jusqu’à la fin de mes études gréco-latines. Je me suis ensuite inscrit en Chimie à l’Université mais je n’ai pas terminé ma première année. La musique m’a rattrapé ! »


Très jeune, bien que baigné dans l’âge d’or de la rumba congolaise qui se jouait dans des

bars et boîtes de nuit pour expatriés de Kinshasa, Ray Lema, formé au solfège classique, se révèle être un musicien hétéroclite et expérimental. Il n’a pas 30 ans lorsqu’il est nommé à la direction musicale du Ballet National du Zaïre, récemment créé. A l’époque, Mobutu voulait bien présenter son pays et son foisonnement culturel à l’occasion du combat du siècle entre Mohamed Ali et George Forman. Et là, Ray Lema s’immerge dans l’infinie richesse du patrimoine musical de ce grand pays qu’est le Congo qu’il a sillonné de part en part pour rassembler 80 personnes afin de créer un ensemble national représentatif.


« Ça a été, pour moi, comme une véritable université musicale. C’était passionnant. J’ai

découvert toute la diversité de notre riche patrimoine rythmique. Nous avons travaillé durant plus de huit mois. Chaque jour, je mettais une ethnie et ses rythmes à l’honneur et les autres les accompagnaient. Mettre de l’ordre et de l’harmonie dans un groupe aussi hétéroclite ne fut pas de tout repos, chacun ayant son approche, sa manière d’appréhender le rythme selon ses traditions. J’étais déjà très éparpillé musicalement mais là, j’ai dû sortir de ma perception de la musique rythmée par les métriques pour me transformer en percussionniste afin de comprendre ce que j’entendais tout en apprenant d’autres codes. Cela m’a permis d’encore élargir ma pratique à 360° de la musique. Après avoir écumé toutes les fêtes traditionnelles à Kinshasa et aux alentours, on a fini par me nommer Maître Tambour alors que je n’étais pas de la même ethnie. Je me suis donc retrouvé au cœur de ce savoir traditionnel sans avoir eu auparavant de vécu traditionnel puisque je ne parle même pas ma langue qui est le Kikongo. C’était un honneur pour moi de me fondre comme çà dans les musiques traditionnelles. J’étais aux anges ! »


PART 2 : DES ETAT-UNIS A PARIS


Ray Lema - grand entretien
Ray Lema - grand entretien


AUX ETATS-UNIS, A LA DECOUVERTE DES JAZZMEN

Ayant refusé d’écrire un opéra à la gloire de Mobutu, Ray Lema est finalement remercié du Ballet National et subit les tracasseries administratives liées à son limogeage. Bénéficiant d’une bourse de la Fondation Rockefeller, Ray Lema s’envole pour les Etats Unis sans savoir qu’il ne rentrerait au pays que plus de trente années plus tard. D’abord curieux du rock, il est attiré par le jazz. Il côtoie le monde du jazz à New York mais il s’étonne du peu d’ouverture de ces musiciens noirs aux autres sonorités.


« J’écoutais ce swing-là qui est la véritable fondation du jazz. En Afrique, il n’y a pas qu’une seule phrase. Il y a toujours quelqu’un qui apporte une autre phrase et puis une troisième et c’est ce qui forme ce que l’on appelle la roue. J’avais envie de partager cela avec les musiciens noirs américains parce que je trouvais que le jazz était répétitif au bout d’un moment. Ils ont fini par me faire comprendre sans détour que c’était à moi d’apprendre et pas à eux. Cette espèce de racisme de la part des musiciens noirs américains m’a beaucoup blessé à l’époque. Et je suis parti.


Le rythme africain c’est une philosophie du savoir vivre ensemble comme me l’ont expliqué de nombreux anciens. J’ai trouvé cela extraordinaire comme philosophie de vie et cela se ressent dans leur manière de vivre. C’est toujours l’art de ne pas se poser comme un éléphant sur les pieds de l’autre. C’est un peu comme la corde à sauter, il faut se placer dans les trous.


Quand on écoute la rumba par exemple il y a eu de grands solistes comme Tino Barosa,

Docteur Nico ou Papa Noël et Franco mais il y avait toujours ce que l’on appelle un guitariste accompagnateur avec qui ils tissaient quelque chose. Le discours du soliste est soutenu par l’accompagnateur avec qui il forme un binôme. Je n’ai pas retrouvé cette fusion chez les jazzmen américains. 


L’instrument que je pratique est le piano. Les pianistes sont comme une sorte Zeus ! Il y a 88 notes, on fait des accords où il y a des chocs terribles. Le pianiste se suffit à lui-même. Le batteur suit le rythme. La batterie est un instrument non harmonique. C’est la basse et la batterie qui tiennent tant bien que mal le pianiste mais ils ne tissent pas vraiment quelque chose harmoniquement. Ils tombent sur le même temps. Malgré tout l’amour que j’ai pour le jazz, je trouve toujours que ce côté est lourd, quand tout le monde tombe sur le même temps.


C’est en évitant de jouer sur le même temps que l’autre que le cercle se créé. Quand on forme un cercle où les temps s’entremêlent, cela forme quelque chose de grandiose, comme une paix partagée dans l’exercice de l’harmonie. »


PARIS ET LA SONO MONDIALE

C’est avec l’aide de Steward Copeland, batteur du groupe Police, qu’il sort son premier

album « Koteja » qui reflète déjà son éclectisme musical et sa maîtrise harmonique.

« Venant des Etats Unis et pensant que je voulais me rapprocher des congolais, je suis venu m’installer à Bruxelles avec ma femme. C’était une petite ville et je me suis demandé ce que j’allais y faire. C’est à ce moment là que j’ai reçu un appel de Jean-François Bizot, Directeur de publication du magazine Actuel. Il m’a invité à Paris où je me suis installé. Bizot avait un rêve que je partage encore aujourd’hui. Si les Français avaient accepté très tôt de mêler toutes ces influences musicales qui se retrouvaient à Paris, on aurait pu créer une musique aussi excitante que le jazz ! Mais un jazz qui irait dans une autre direction que le jazz américain. »


« J’ai eu la chance d’arriver à Paris dans une période d’ébullition culturelle et créative, dans les années 1980 où tous les excès étaient permis. Bizot m’a demandé d’expliquer ce qui fonde notre musique en me disant qu’il me cherchait pour cela. Parce que, jusque-là, la seule réponse qu’il avait obtenu à sa volonté de comprendre les fondements rythmiques de nos musiques était : « parce que c’est comme ça ! ». Il voulait absolument en savoir plus. Et, avec Radio Nova notamment, il a beaucoup fait pour la promotion des musiques d’Afrique et d’ailleurs. »  


LES VEDETTES ET LES MUSICIENS…

« Il y a une différence fondamentale entre les chanteurs et les instrumentistes. Nous sommes venus à la musique par l’instrument. Nous n’avions pas l’ambition d’être des vedettes. Nous avions une grande fascination pour les instrumentistes. Nous avons travaillé constamment, tous les jours, à l’exploration et à la découverte de nouvelles harmonies. C’est un plaisir très cérébral. Quand tu as l’habitude de jouer du Beethoven ou du Chopin, c’est très difficile de rentrer ensuite dans les trois accords de la rumba. J’adore la rumba mais cela ne peut pas satisfaire un instrumentiste. »


« A l’époque, j’écoutais mon grand frère Manu Dibango expliquer en riant aux journalistes que le métier de musicien et celui de chanteur « vedette » sont deux métiers différents. Et comme la France est un peu une colonie américaine, on vous a apporté le show biz. Mais aux Etats-Unis, les « stars » respectent les musiciens. On y reconnaît la différence entre le chanteur, le « real entertainer » et le « great musician ». En Europe, on confond encore un peu les deux. Et, en Afrique, on est passé directement du traditionnel au show biz. Beaucoup de jeunes qui venaient nous voir voulaient faire de la musique pour devenir célèbre. Et chaque « vedette » est resté cultiver sa popularité sur son territoire. On est un peu tombé dans ce piège-là. Et c’est une chose qui m’attriste un peu parce que j’ai l’impression qu’on est un peu passé à côté d’une belle œuvre commune en Afrique, une rencontre musicale des Afriques, au-delà de nos origines ethniques respectives. C’est là que les Américains ont pu conquérir le monde musicalement en transformant le show-bizness en soft power.»


PART 3 : RAY LEMA, ALCHIMISTE ET CROYANT


Ray Lema - grand entretien
Ray Lema - grand entretien

Tout au long de sa longue carrière, Ray Lema a multiplié les rencontres et les collaborations avec un nombre impressionnant de musiciens du monde entier. « Il convoque les forces de l’univers musical avec une foisonnante jubilation » comme le dit si bien Vladimir Cagniolari dans sa biographie.

Derrière son clavier, comme un tambourinaire, il continue de s’inspirer des rythmiciens rencontrés au Zaïre en élargissant sans cesse les champs des possibles. Il collabore avec Jacques Higelin, Alain Bashung, Charlélie Couture et Manu Dibango avec qui il établit une amitié complice et féconde. Il enchaîne les créations en studio et sur scène, écrit des musiques de films et continue à explorer tous les univers musicaux qui s’offrent à lui. Au début des années 1990, il rencontre le Professeur Stevanov et donnera naissance au projet commun du « Mystère des Voix Bulgares » qui connaît un retentissant succès à travers le monde. En 2000, il sort l’album « Safi », fruit d’une intense collaboration avec les Tyour Gnaoua du Maroc. L’explorateur Ray Lema se dit « fasciné par leur musique qui va au-delà des simples sons et représente une véritable philosophie. »


L’auteur de sa biographie témoigne de l’attachement de Ray Lema au jazz : "Le jazz,

musique de croisements et de métissages, demeure l’un de ses meilleurs compagnons. En duo avec Joachim Kühn ou Laurent De Wilde, ou bien avec son quintet, il creuse là aussi son propre sillon, gravé dans la cire de nombreux albums. Du jazz, il défend d’ailleurs une conception « africaine », c’est à dire très collective, et cela se ressent dans le respect qu’il voue aux musiciens qui l’accompagnent. Et quand ils sont nombreux, c’est encore mieux ! A ce titre, rien n’enchante plus le compositeur que la collaboration avec les orchestres classiques. Depuis vingt ans, de la Suède au Brésil en passant par la Chine, il a le bonheur d’être invité par des ensembles qui jouent ses œuvres, en version symphonique ! "


En 2020, il rend hommage à la légende de la musique congolaise, Franco Luambo dans un spectacle intitulé « On rentre KO, on sort debout » pour transmettre aux nouvelles

générations tout le patrimoine qui a fait l’identité de son pays, en apportant, par ses

arrangements, un touche jazz à la rumba originelle qui n’a pas pris une ride.


« Je n’ai jamais eu envie d’être une « vedette ». Mais je peux tomber amoureux de grands

musiciens d’où qu’ils viennent. J’adore les rencontres musicales où chacun apporte sa part dans ce langage commun en étant attentif à l’autre. J’ai essayé de créer ces rencontres. Cela a commencé au ballet national du Congo. J’ai découvert ce système de claves qui sont des phrases musicales qui s’entrecroisent. En fait, il n’y a pas mille 1000 claves mais il y a des accents, comme dans les langues. On peut retrouver la même clave dans une dizaine d’ethnies mais c’est un peu comme le français parlé par un Parisien et le français du Marseillais. Il parle la même langue mais je peux savoir d’où il vient. Mon oreille est devenue très aiguisée à cette nuance des accents. Quand j’ai écouté les bulgares, j’ai entendu les mêmes métriques. Quand j’écoute un musicien, j’entends les accents camerounais, polonais, sénégalais…


Quand tu écoutes l’autre, tu ouvres un champ de sensibilité qui te permet de communiquer avec lui par la musique. C’est extraordinaire ! La première fois que j’ai joué avec les gnaouas du Maroc, ils n’ont plus voulu me lâcher en me disant que je suis comme un frère qui était né avec eux dans cette musique-là. Je leur ai répondu que je comprends très bien où ils veulent aller et je les accompagne. J’ai gardé tant de souvenirs tellement émouvants de toutes ces rencontres que l’on se met à rêver… d’une communication qui continuerait à évoluer dans le sens de ces rencontres humaines fécondes.


Mais ce n’est pas vraiment ce à quoi nous assistons aujourd’hui. L’illusion de la mondialisation tend à nous faire croire que le monde ne fait plus qu’un. Or, nous n’avons jamais été autant séparés qu’aujourd’hui. On voit des gens qui sont assis, côte à côte, chacun avec son téléphone et on ne s’intéresse plus à celui qui est à côté de nous. On ne se rencontre plus. J’avoue que je suis un peu perdu. C’est ce qui me motive à développer ce projet solo pour dire ma frustration face l’illusion de ce monde soi-disant globalisé, de ce monde virtuel où tu existes par les réseaux sociaux parce que tu es liké par des australiens !


Non. Ce n’est pas ça ! Il faut croiser l’autre. Je crois au miracle de l’autre. C’est pour cela que je parle de « Grand Compositeur ». Nous avons tous le nez, les oreilles et les yeux au même endroit. Pourtant, plus tu voyages, plus tu te rends compte à quel point chacun est un exemplaire unique. Il faut être un sacré compositeur pour faire des morceaux de musique qui sont ressemblants mais jamais semblables, en des milliards d’exemplaires ! Chaque jour, je tombe à genoux et je reconnais qu’il est trop fort lui. C’est çà ma foi à moi. C’est cet amour pour cet Être qui nous unit tous. Nous sommes tous liés mais chacun de nous est différent et amène quelque chose. Je trouve cela magnifique !

Copyright : Olivier Hoffschir


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